Penseurs, inventeurs de la vie

Penseurs, inventeurs de la vie

A travers une oeuvre, la personnalité de l'auteur se dévoile. Parmi les textes philosophiques, ce qui m'a intéressée, c'est la vie hors norme des hommes qui les ont écrits. Il y en eut de très marquants.

Les Antiques

Diogène

Ce vieil original, né en Grèce vers 413 av.J-C. est le philosophe le plus actuel qu'on puisse imaginer. En marge de la société dont il méprisait les préjugés et les vanités, il vécut comme un "sans domicile fixe". Il s'abritait dans un tonneau qu'il pouvait déplacer et rouler à sa guise. Ecologue avant la lettre, il vénérait la nature. Sa nourriture était frugale. Un jour, il vit un enfant qui buvait dans le creux de la main et décida de jeter son écuelle devenue superflue. Fier et rebelle, il répondit à Alexandre le Grand qui lui offrait puissance et faveurs :

"Ce que je veux de toi? Que tu t'écartes de mon soleil."

On le surnommait le Cynique tant il pratiquait la dérision. Champion de l'esprit critique, il bousculait les intellectuels spéculatifs avec de salutaires exemples de réalisme. Même Platon ne put échapper à ses sarcasmes. L'illustre idéaliste, mal inspiré, avait osé définir l'homme: "Un animal à deux pieds, sans plumes". Diogène lui jeta, devant un auditoire attentif un coq plumé en s'écriant: "Voici l'homme de Platon".

Contre Zénon d'Élée qui s'ingéniait à prouver l'impossibilité du mouvement, il répondit par une expérience immédiate: en marchant ! Ce partisan de l'expression gestuelle entra dans la légende quand on le vit, en plein jour, se promener une lanterne à la main. " Je cherche un homme", répondait-il à ceux qui s'amusaient de sa folie.

Diogène cherchait un homme de caractère, doué d'énergie morale et d'une grande liberté de jugement.

C'était l'antique vertu des sages de la Grèce. Socrate l'avait précédé, en ouvrant pour l'humanité la voie réflexive "Connais-toi toi-même."

Aucun écrit ne subsiste de lui - sa philosophie est reconstituée par des fragments de textes cités par des auteurs contemporains ou ultérieurs.
Il s'étonnait de voir les musiciens accorder les cordes de leur lyre, mais de laisser désaccordées les dispositions de leur âmes; les mathématiciens fixer leurs regards sur le soleil et la lune, mais ne pas remarquer ce qui se passe à leur pieds ; les orateurs mettre tout leur zèle à parler de la justice, mais ne point la pratiquer; et encore les philosophes mépriser l'argent dans leurs péroraisons publiques, mais le chérir par dessus tout dans leur vie privée.
Diogène tenait pour seule vraie la constitution qui régit l'univers.
«N'aie qu'un ami : toi ! L'homme se suffit à lui-même».
«La vertu est le souverain bien ; la beauté son reflet».
«La science, les honneurs, les richesses sont de faux biens qu'il faut mépriser».
«Ne t'engage à rien, ne souscris à rien, ne t'encombre de rien, un homme libre n'a ni femme, ni maître, ni obligation, aucun de ces fardeaux qui pourrissent la vie et l'enlaidissent».
«Moque-toi des conventions sociales et oppose-leur la nature; affranchis-toi du désir, réduis tes besoins au minimum et tu seras le plus heureux des hommes !» tels étaient les bases de sa philosophie.
Son programme tenait en quelques mots : «Je m'efforce de faire dans ma vie le contraire de tout le monde». Il justifiait sa conduite en affirmant que les hommes s'imposent des efforts démesurés oubliant de vivre simplement et sainement selon la nature.
Pour Diogène la liberté de penser, la liberté intérieure et la liberté sociale forment un tout indissociable.
Comme on lui demandait ce qu'il y avait de plus beau au monde, Diogène répondit : «Le franc-parler.»
Diogène vécut jusqu'à un âge avancé. Octogénaire, il mourut de vieillesse vers -323, le même jour qu'Alexandre-le-Grand. Certains prétendent qu'il s'éteignit d'avoir volontairement retenu son souffle, d'autres qu'il décéda après avoir avalé un poulpe vivant.
Avant de mourir Diogène demanda qu'on laissât son corps sans sépulture pour que les chiens puissent y choisir leur morceau et qu'au moins, si on tenait absolument à le mettre dans une fosse, on le recouvrît seulement d'un peu de poussière pour le laisser jouir de la rosée nocturne et de la splendeur des étoiles.
Corinthe lui fit des funérailles solennelles, Sinope lui éleva un monument.
Socrate

 

 

buste de Socrate

On l'appelait "la torpille", il était destructeur et vertueux. Serait-il une sorte de "big bang" dans la philosophie occidentale?

Il naît en 470 av.J-C. d'un père artisan sculpteur et d'une mère sage-femme. Cet enfant du peuple a vu de près le travail manuel. Il connaît la technique du burin, les secrets de la sculpture. Il dira que la main permet de "faire la plupart des choses qui nous rendent plus heureux que les bêtes". On alla juqu'à lui attribuer un fragment du Parthénon... pure supposition. En tout cas, il ne cesse d'emprunter des exemples au savoir-faire des métiers. Avec lui, pas moyen d'oublier que sophia, en grec, avant de signifier connaissance et sagesse, désigne l'habileté manuelle.

Il affirme aussi faire le même métier que sa mère. Elle accouche des ventres de femmes, lui des âmes.Il cherche surtout à mettre les idées à l'épreuve, pas seulement les mettre à jour. Car les sages-femmes de l'époque devaient "éprouver" les nourrissons, par un bain froid notamment, pour ne garder que les mieux constitués. La vraie spéculation de Socrate est là : il examine les idées, croyances, convictions, cherche par ses questions à savoir si elles tiennent le coup ou bien ne sont que du vent. A force d'interpeller les gens,de les mettre en contradiction avec eux-mêmes, cet homme laid (yeux globuleux, nez écrasé, face large et barbue, front dégarni) pas très propre, pauvre, bien qu'il ne mendie pas et semble capable de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, ce penseur atypique et irritant devient une figure de la Cité. Il fonde une école où vont se multiplier les analyses logiques et l'examen de paradoxes. Par exemple: "Le Cornu": " Ce que tu n'as pas perdu, tu l'as? - Oui. - As-tu perdu des cornes? - Non. - Donc tu as des cornes."

Toujours entouré de jeunes gens, Socrate devient un personnage. Il en déduira que son seul savoir est dêtre conscient de son ignorance.  De cette période date sa véritable conversion à la vie philosophique. Elle ne l'empêche pas, ou même elle lui permet, dêtre affublé d'une épouse terriblement acariâtre, Xanthippe. La mauvaise humeur de cette femme est si caricaturale que c'est peut-être une invention comique. Car le philosophe, de son vivant, devient personnage de comédie. Aristophane le tourne en ridicule dans une farce destinée à un public populaire.

La "torpille" est un de ses surnoms. Ce poisson de Méditerranée tétanise ceux qui le touchent. Socrate laisse en effet stupéfaits, déstabilisés, ceux qui lui parlent. Ils croient savoir quelque chose, il leur démontre en les interrogeant que ce savoir n'est qu'une illusion. Les voilà comme paralysés. On l'appelle aussi "mouche", "taon", bestiole qui vient réveiller de sa piqûre le cheval assoupi. Mais contre le provocateur et ses questions, au fil du temps, l'exaspération monte. Lentement mais sûrement.

En -399 Socrate est accusé d'impiété et de corruption pour la jeunesse. Parmi ses accusateurs qui demandent la peine de mort, Anytos, un des leaders du parti démocrate. Dans sa défense, Socrate ne renie ni son existence ni son rôle: "Jusqu'à mon dernier souffle et tant que je serai capable, je continuerai de philosopher."

Il aurait pu tenter de se concilier les juges, ses propres concitoyens. Il les provoque tranquillement, ne se reconnaissant coupable de rien. Il aurait pu fuir, choisir l'exil, accepter que ses disciples le fassent évader. Il n'en fait rien. le jour où il boit le poison à effet lent, la ciguë, c'est encore lui qui console ses amis.

Tandis que son corps commence à s'alourdir, que ses jambes s'engourdissent, il continue à raisonner, à réfléchir. Il pense sa mort à voix haute. Il meurt de manière volontaire. En un sens, il est victorieux.

Jacques-Louis David, La mort de Socrate (1787), conservé au Metropolitan Museum of Art de New York
Jacques-Louis David, La mort de Socrate (1787), conservé au Metropolitan Museum of Art de New York

Socrate n'a laissé aucun ouvrage. On cherche depuis longtemps comment reconstituer sa doctrine. Certains espèrent encore trouver du nouveau en comparant les témoignages et en cherchant ce qui leur est commun ou ce qui paraît le plus fiable.

Deux témoins principaux ont transmis leurs mises en scène respectives des interventions de Socrate.

D'abord Platon. Il a suivi Socrate plusieurs années. La rencontre avec ce diable d'homme a bouleversé l'existence du jeune aristocrate. A 30 ans, Platon assiste au procès du vieux maître. Le voir condammé à mort par les Athéniens sera pour lui une marque indélébile. Le disciple, toute sa vie, ne va cesser de mettre en scène la parole de Socrate.

Avec l'autre grand témoin, Xénophon, on a  longtemps négligé l'apport de ses textes "les Mémorables" , jugés ternes, empesés ou banals en comparaison de ceux de Platon. Une des tendances actuelles est de reconsidérer les volumes de Xénophon consacrés à son maître. L'impulsion de ces nouvelles recherches est venue du philosophe Léo Strauss(1899-1973) qui a soutenu que Xénophon était un faux naïf. Sous le masque du soldat un peu raide se dissimulerait un penseur profond et rusé. Un autre chercheur, Gabriele Giannantoni, disparu en 1998, a rassemblé en pas moins de quatre forts volumes les traces éparses de Socrate et des socratiques. Bref, il n'est pas impossible qu'il y ait un jour prochain, du nouveau sur Socrate.

 

Platon

L'inventeur de la philosophie.

Né vers 427 avJ-C. dans la prodigieuse Athènes qui vient à peine d'achever son Parthénon, le jeune Aristoclès de son vrai nom, Platon n'étant qu'un surnom apparemment dû à sa largeur d'épaules, voit le jour au sein d'une famille franchement favorisée. Son père est un descendant de Codros, le dernier roi d'Athènes, tandis que sa mère est apparentée à Solon, l'un des Sept Sages de la Grèce antique. A cete époque, la cité, qui vit depuis les années 461-451 sous un système politique extrêmement original, nommé démocratie, vient de sortir du règne du grand modernisateur, stratège et bâtisseur Périclès, le premier des citoyens, selon l'historien Thucydide, pour plonger pendant vingt-sept ans dans la guerre du Péloponèse, qui met aux prises Sparte et Athènes.

Dans le flot d'évènements politiques qui secouent sa jeunesse "dorée",Platon, que tout semble destiner à une carrière politique, effectue une curieuse rencontre, qui donne à sa vie un tournant décisif: Socratre.

Mais tout en absorbant l'énorme héritage de sagesse de son aîné, l'élève va suivre sa propre voie. Platon va en effet pourfendre les sophistes comme personne et retracer dans ses nombreux écrits, sous la forme de dialogues, les échanges victorieux de Socrate et de ses adversaires. Mais il va également procéder à son tour à une rupture fondamentale. Il va briser les lois antiques et dissocier ouvertement les lois des hommes de la Justice. Il va partir à la recherche de l'idée même de Justice, de Bien, de Beau, bref, de l'absolu, à travers une démarche rigoureuse nommée dialectique." Dans sa phase ascendante, la dialectique part de la multiplicité des formes pour arriver à l'unité de l'essence, puis, dans sa phase descendante, elle doit permerttre de rattacher à l'unité les moindres éléments de la multiplicité "...

C'est à un voyage aux frontières du réel, dans la pensée pure, hors du temps et de l'espace, que nous invite Platon.

"L'école de Platon"(1898), de Jean Delville.

Le platonisme

Amour : On dit volontiers aujourd'hui d'un amour qu'il est "platonique" pour signifier qu'il en reste aux "idées" et ne se prolonge pas dans des relations physiques. Il s'agit d'un cliché, qui n'entretient qu'un lien très tenu avec la doctrine platonicienne. L'amour, l'attachement à la beauté des corps et des âmes est avant tout un moyen pour les hommes de s'élever jusqu'à l'idée du Beau. L'amour charnel s'avère être une sorte d'intermédiaire entre le mortel et l'immmortel, entre les hommes et les dieux.

Caverne : C'est au livre VII de "La république",  dans le plus célèbre mythe platonicien, qu'elle fait son apparition. Des prisonniers sont enchaînés dans une grotte, les yeux face au mur, ils tournent le dos à l'entrée par laquelle parvient un peu de lumière provenant d'un feu qui brille au loin sur la colline. Entre eux et ce feu passeent sur un étroit chemin des hommes qui porten des objets et échangent des propos. Les prisonniers ne percevant que leurs ombres sur le fond de la caverne, ils les tiennent pour la réalité. L'un d'eux parvient à s'échapper, il affronte avec courage la lumière qui l'aveugle et découvre la vérité. Il retourne alors dans la caverne pour ôter leurs ilusions à ses malheureux camarades. Hélas, c'est lui passera pour un fou, les prisonniers préférant continuer à tenir les images des choses pour les choses mêmes. Ainsi  la vraie réalité n'est pas celle qu'on croit, elle est cachée aux simples humains et demande,  pour être perçue, une authentique conversion; celle-ci est l'oeuvre du philosophe, qui accède à la connaissance de la seule véritable réalité, celle des idées qui se cachent derrière  le monde perçu par les sens.

Maïeutique (litttéralement: art de faire accoucher) et vérité : Platon était convaincu que chacun d'entre nous possédait en lui avant sa naissance tous les éléments de la vérité. Avec la naissance, cette vérité est oubliée, et la philosophie qui doit  combler cet oubli, n'est donc rien d'autre qu'un travail de "réminiscence". C'est en chacun d'entre nous , et nulle part ailleurs, que gît toujours déjà la vérité.

Dialogue et dialectique : La plupart des oeuvres de Platon sont des dialogues dans lesquels, le plus souvent, c'est Socrate qui tient le rôle principal. On pense que ces dialogues, en réalité peu spontanés et manifestement très élaborés, étaient destinés à être, comme des pièces de théâtre, joués devant le public averti de l'Académie. Le dialogue philosophique: ce genre, il l'a inventé et porté d'emblée au sommet, avec cette virtuosité enjouée, ce naturel dans le raffinement que nul, plus tard, n'approchera.

Platon, âgé de 80-81 ans, mourut à Athènes en -347 ou -346 "au cours d'un repas de noce". Il rédigeait alors Les Lois, restées inachevées au livre XII. La tradition voudrait le faire mourir à 81 ans, sur la base de symbolisme des nombres, car 81 est le carré de 9. Il avait un fils, Adamante.  Il fut inhumé à l'Académie. Pendant ce temps, la guerre de Philippe de Macédoine pour conquérir Athènes faisait rage.

 

Bien sûr, le monde des Anciens n'est plus le nôtre. Mais les questions qu'ils posent n'ont guère changé:

 Comment mieux vivre? Comment trouver le bonheur? Comment apprivoiser la solitude? Bref, comment organiser sa vie?

 

 

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